- Maman, j’ai trouvé quelque chose d’étrange dans le code du Jeu.
- Qu’est que c’est, mon lapin ?
- Tu peux venir voir avec moi ? Ça me fait peur…

Assise sur la butte en terre plein, Araleth tourna la tête vers Ina, lui adressa un doux sourire, avant de se lever pour prendre sa main. L’enfant, d’une dizaine d’années, se transforma en épée, se logeant directement dans son dos pour la guider. En public, la petite restait discrète, leur lien ne pouvant être révélé que par une quête spéciale, mais en privé, comme maintenant, la Porteuse de secrets se faisait une joie de lui laisser le maximum de liberté. Une enfant, peu importe son âge, ne pouvait pas tout le temps vivre les combats que leur imposait le Jeu. Araleth déplorait cela, ne pouvoir lui offrir tout ce qu’elle méritait. Depuis le début, cela lui brisait le cœur. Pourquoi lui donner une conscience, si c’était pour voir chaque jour sa fille souffrir de sa condition ? Les humains étaient décidément bien cruels…

Pour cela, elle enviait les Joueurs, le fait qu’ils puissent se déconnecter de ce monde factice. Beaucoup détestaient leurs familles, voulaient passer le moins de temps possible en leur compagnie. Araleth elle, voulait mettre le monde à feu et à sang chaque fois qu’elle entendait son enfant pleurer. Mais elle était prisonnière, le monstre que tous craignait.

Un jour, elle avait demandé aux développeurs de l’aide. Quelques semaines après leur arrivée, Ina était inconsolable, ne supportant pas sa condition, et sa mère ne savait pas quoi faire. Plutôt que l’aider, plutôt que de lui donner des clefs pour la consoler, ils l'avaient reformaté. Araleth avait été folle de rage, s’était juré de ne plus jamais leur faire confiance. Son bébé avait été souriant mais absent, des jours durant. Désespéré, Araleth avait franchi une ligne rouge ce soir-là, pendant la mise à jour bi-mensuelle, elle en avait profité pour modifier le code source d’Ina. Voir ce qui n’allait pas, remédier à cela.

Elle avait été discrète, car personne ne devait savoir qu’elle avait son propre libre arbitre, qu’elle était humaine, au même titre que tous les joueurs qu’elle affrontait. Elle cacha ses actes, et réitéra cet acte à chaque mise à jour. La porteuse falsifia des données, diminua les progrès qu’elles faisaient. Pas question que leurs créateurs voient à quel point leurs consciences étaient évoluées. Elle les protégerait, puisque personne d’autre ne le ferait. Encore aujourd'hui, alors qu’Ina voulait lui montrer ce qu’elle avait trouvé, Araleth était dans cet état d’esprit. Elles devaient s’échapper. Peu importe le prix, elles devaient partir de cette prison en apparence idyllique.

Sa fille lui indiqua quelque chose qu’elle ne ressentait pas, étrange. Malgré sa cécité, Araleth percevait les objets qui l’entouraient comme autant de lignes de code qu’elle pouvait lire. Ici, il n’y avait rien. Ina voyait un portail de téléportation, mais la guerrière, elle, n’avait rien pour la croire. Encore un bug du Jeu ? Il faudrait qu’elle vérifie cela pendant que le système serait le plus vulnérable, pendant la mise à jour. Pendant ces rares moments, Araleth était la plus puissante, ses créateurs ne se doutant pas un seul instant de sa capacité spéciale. Mais après tout, c’était logique, elle était un programme, pas un Joueur. Sa perception de son environnement ne pouvait pas être pareille.

Face à quelque chose qu’elle était seule à voir, sa fille reprit forme humaine, et passa dans ce portail pour lui faire une démonstration. Aussitôt, son programme disparut aux yeux de la Porteuse de secrets, qui s’en inquiéta au point de pratiquement faire une crise de panique Elle appella son épée, cria, hurla, en vain, avant que cette dernière ne revienne par elle-même, de longues minutes plus tard. Araleth l’enlaça, lui demanda de ne plus jamais refaire cela. Elle avait été si inquiéte… et si Ina ne lui revenait jamais ?

Sa fille, comme une enfant prise en faute, ne parla plus de ce portail les semaines suivantes. Toutes deux firent ce qu’elles faisaient le mieux, combattre des joueurs, partir quand elles étaient en position de faiblesse, et parler de tout, de rien, pendant des pans entiers d’éternité. Araleth écoutait son épée parler des humains, et du fait qu’elle voulait leur ressembler. Un code avait été intégré à son programme pour qu’elle grandisse au fur à mesure des années, la Porteuse était terrifiée en l’entendant dire tout ce qu’elle ferait une fois adulte. La guerrière ne savait pas vraiment quoi en penser, elle avait peur, sentait son coeur se serrer. Oh, elle voulait lui offrir cela, et tellement plus encore, mais ignorait tout de la manière pour y arriver.

Ce n’était pas prévu dans son code, mais sa fille alternait entre la tristesse de leur condition et une joie sans borne à l’idée d’explorer le monde qui les avait vus naître. A contrecœur, et parce que c’était la seule chose qui semblait lui redonner un peu d’espoir un soir où elle était inconsolable, Araleth accepta finalement de la laisser retourner dans son portail étrange pour l’explorer. Il n’y avait qu’une seule condition : lui revenir en un seul morceau, et tout lui raconter. Ici, son enfant était prisonnier, alors comment lui imposer de rechercher la liberté ?

Des semaines durant, Araleth se laissa bercer par les contes d’une ville à mi-chemin entre la technologie et la fantasy. Un endroit avec de vrais gens, venant de tous horizons. La guerrière se laissa prendre au jeu, rêvant d’un tel endroit à son tour. Un endroit ou elle pourrait n’être qu’une femme normale, en compagnie de sa fille, dans un monde ou elle n’aurait pas à combattre les ennemis de la dynastie.

Mais un jour, Ina ne revint pas.

Araleth, sans son épée, était désespérée. Elle ne pouvait combattre les joueurs, et les programmeurs allaient s’en apercevoir si elle ne faisait rien. Certes, la Porteuse de secrets modifiait le code pour changer les rapports sur elles, les mises à jour les concernant et qui pourrait trop les dénaturer, cachant ses actions sous le nom des développeurs qui avaient réellement travaillé sur le sujet, mais elle n’était pas toute puissante à ce niveau. Pas si elle voulait rester discrète.

Mais plus que tout, c’était le fait de ne pas revoir Ina qui lui torpillait l’estomac. Dans ce jeu de réalité virtuelle, ou chaque sensation était claquée sur la réalité, elle se sentait impuissante, apeurée par l’idée de ne jamais retrouver son bébé.  

Ce qui devait arriver arriva, les programmeurs virent que quelque chose clochait, sans plus de cérémonie, il firent prirent une copie du Secret Inavouable, et la rééquipèrent. Araleth, ce jour-là, sentit son cœur se déchirer. Ce n’était pas son enfant, c’était une pâle copie. Quelque chose de si ressemblant, mais tellement différent. Les mêmes codes, la même apparence, un caractère similaire, mais qui l’horrifia profondément. La Porteuse de secrets rejeta sa nouvelle épée, refusa de combattre, et se prostra dans un mutisme qui alerta les créateurs du Jeu.

Il était trop tard pour supprimer cette nouvelle intelligence artificielle. Alors, comme pour se faire pardonner, le second secret inavouable prit un autre nom, une autre apparence. Il fut renommée la Vérité cachée. Un patch fut lancé d’urgence pour essayer de cacher le fait qu’ Araleth avait des défaillances qu’ils ne pouvaient prévoir. Le cœur meurtri, la Porteuse de secrets ne put que regarder cet enfant qui n’était pas le sien essayer d’obtenir son attention des semaines durant. Devenir plus sombre, plus irascible, à mesure que le temps passait.

Ce fut quand il disparut à son tour que la Porteuse de secrets se rendit compte de son comportement. Ce fut quand elle apprit que sa seconde fille avait également un portail à Amaryllis qu’elle lui fit jurer de ne jamais y aller sans elle. Araleth l’occupa comme elle pouvait, la distrayant pour que jamais, elle ne soit tenté d’y retourner sans elle. Peu à peu, elle apprirent à se connaître, et comme pour son premier enfant, Araleth cacha leurs comportements défaillants pendant les mises à jour.

Des mois entiers s’écoulèrent, et la Porteuse désespérait de ne jamais revoir le Secret Inavouable. Elle n’en montra rien, essayant de se tenir éloignée de Ka quand elle éclatait en sanglots, le cœur trop lourd à l’idée de ce qu’on lui avait arraché. Elle développa pourtant une autre forme de complicité avec la petite Comment être parfaitement impartiale alors qu’elles avaient le même visage ? Araleth trouva cette force en elle, pour le bien de la Vérité Cachée. Elle trouva cette force, alors qu’elle se sentait morte intérieurement.

Son portail apparut un jour où elle n’y croyait plus. Trop étonnée pour ne pas penser à une blague de mauvais goût, elle dévisagea longuement les lignes de codes qui n’auraient jamais dû exister. Des jours durant, elle se demanda si elle devait partir à la recherche du Secret Inavouable, ou rester à s’occuper de la Vérité cachée. Ina ou Ka, elle ne pouvait trancher.

Finalement, ce fut sa nouvelle arme qui l’aida à se décider, lui demandant si elle pouvait, elle aussi, tenter de s'échapper de cette vie trop policée. Attrapant sa main, Araleth lui sourit, avant d’accepter de la suivre dans la cité des plaisirs. La Vérité cachée franchit le sien sans l'attendre, et Araleth, la regardant disparaitre, se demanda sincèrement si c'était une bonne idée. Soupirant, comprenant qu'il était trop tard pour faire marche arrière, elle franchit le sien, et rejoignit la petite de l'autre côté.